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Divergences dans le calcul de l'empreinte hydrique grise

9 mars 2017 | Andres Jordi

L'empreinte hydrique indique la quantité d'eau nécessaire à la fabrication des biens de consommation. Des chercheurs de l'Eawag révèlent que pour sa détermination, le mode de calcul de sa part dite grise doit être uniformisé. Par exemple, les différentes normes utilisées pour la qualité de l'eau rendent les comparaisons aujourd'hui difficiles. Texte : Andres Jordi

La production de denrées alimentaires ou d'autres biens de consommation nécessite de grandes qualités d'eau. Pour rendre visible ce besoin en ressources, le scientifique hollandais Arjen Hoekstra a inventé le concept d'empreinte hydrique au début du XXIe siècle. L'empreinte hydrique indique la quantité d'eau qui a été nécessaire à la fabrication d'un produit et à sa chaîne d'approvisionnement. Une partie de l'empreinte hydrique est l'empreinte hydrique dite grise. Ce terme désigne la quantité d'eau douce nécessaire à la dilution des substances polluantes émises pour la production d'un bien ou service afin de satisfaire aux normes de qualité de l'eau en vigueur (voir encadré). En d'autres termes, l'empreinte hydrique grise indique à quel point la production d'un bien ou d'un service est polluante pour les ressources hydriques naturelles.

Une question de seuil

Dans une étude publiée dans le Journal of Cleaner Production, des chercheurs de l'Eawag mettent en évidence un fort besoin d'harmonisation dans le calcul de l'empreinte hydrique grise. « La part de l'empreinte hydrique grise varie fortement selon les seuils pris en compte ; elle n'est ainsi par la même si le seuil considéré pour la qualité de l'eau est celui fixé pour l'eau potable ou pour les eaux naturelles », explique Hon Yang, du département Analyse des systèmes et modélisation, qui a dirigé l'étude. La chercheuse souligne que les seuils peuvent également varier d'un pays à l'autre. Ainsi celui fixé pour l'azote dans l'eau potable est de 10 mg/l aux USA et en Chine, de 11,3 mg/l dans l'UE et de 5,6 mg/l en Suisse. Les valeurs pour les eaux de surface varient entre 0,1 et 2,2 mg/l (USA), 1,0 mg/l (Chine) et 5,6 mg/l (UE et Suisse).  Les seuils fixés pour les eaux de surface sont en général plus faibles que pour l'eau potable car les organismes aquatiques sont plus sensibles aux polluants que les êtres humains.

Les scientifiques ont déterminé l'empreinte hydrique grise de la production mondiale de maïs en considérant la pollution azotée et les résultats illustrent bien ces différences : si l'on considère un seuil moyen pour l'eau potable de 10 mg/l, la culture du maïs nécessite dans le monde 706 milliards de litres d'eau douce pour compenser la pollution ; si le seuil considéré est celui défini pour les milieux aquatiques naturels, c'est-à-dire 3 mg/l, ce volume passe à 2607 milliards de litres. « Si l'on décide de se référer à la norme définie pour l'eau potable, il est possible que l'empreinte hydrique grise sous-estime les besoins réels en eau », commente Yang. La chercheuse souligne d'autre part que de tels seuils ne sont pas disponibles dans tous les pays et pour tous les polluants, ce qui rend une harmonisation des analyses difficile.

Prise en compte de tous les principaux polluants

Pour les chercheurs, le concept pèche également par une prise en compte insuffisante des différents types de pollution.  Ils estiment ainsi qu'en plus de l'azote, le bilan de la production de maïs devrait tenir compte des émissions de phosphore, de pesticides et de métaux lourds. « Dans les faits, la plupart des enquêtes se limitent cependant à l'azote », indique Yang. D'après l'étude de l'Eawag, si le phosphore est ajouté dans les calculs, l'empreinte hydrique grise de la production mondiale de maïs passe à 7234 milliards de litres (Fig. 2).

Yang et ses collaborateurs voient également des possibilités d'amélioration au niveau de la résolution spatiale de l'analyse des besoins d'eau. « Les résultats peuvent être très différents selon que la pollution est évaluée à partir des moyennes de tout un bassin versant ou à partir de données plus locales, indique Yang. Les concentrations relatives aux bassins versants peuvent cacher des pointes de pollution locales et conduire à une sous-estimation de l'empreinte grise. » Ces problèmes de résolution peuvent également affecter l'analyse du stress hydrique d'une région (degré de déficit en eau, voir encadré). Ainsi, le stress lié à l'empreinte grise de la culture du maïs sur les rives du Mississipi semble négligeable s'il est évalué à partir de la concentration moyenne de polluants dans l'ensemble du bassin versant de ce fleuve. Si, en revanche, les calculs se basent sur la pollution enregistrée sur les différentes surfaces d'un maillage plus étroit, il apparaît que de nombreuses zones du bassin présentent un stress hydrique important.

Fig. 2 : Empreinte hydrique grise due à la culture du maïs. Les calculs prennent en compte aussi bien la pollution azotée que la pollution phosphorée et se réfèrent aux normes de qualité de l'eau pour les milieux aquatiques (3 mg/l pour l'azote et 0,15 mg/l pour le phosphore).

Fig. 3 : Stress hydrique lié à l'empreinte grise due à la culture du maïs déterminé à l'échelle globale du bassin versant (à gauche) et à une échelle spatiale plus fine (à droite). Les calculs sont basés sur la pollution par l'azote et par le phosphore. Une valeur de 0 indique l'absence de stress hydrique ; les valeurs supérieures à 1 signalent les régions dans lesquelles la quantité d'eau douce non polluée disponible est insuffisante pour que les normes de qualité de l'eau en vigueur soient respectées. 

« Ce n'est que lorsqu'une harmonisation sera obtenue sur ces points qu'il sera réellement possible de comparer les empreintes hydriques grises et les stress hydriques correspondants pour différents produits et différentes régions, conclut Yang. Or cette condition doit être remplie pour que les spécialistes et les politiques puissent se servir de ces arguments de façon sérieuse pour prendre les décisions qui s'imposent dans le domaine de la gestion des eaux. »

Empreinte hydrique et stress hydrique
L'empreinte hydrique des biens de consommation indique la quantité d'eau utilisée ou polluée au cours de leur fabrication et le long de leur chaîne d'approvisionnement. Elle est constituée du volume d'eaux de surface ou souterraines absorbées dans les processus de production (empreinte bleue), du volume d'eau de pluie consommé (empreinte verte) et du volume d'eau douce nécessaire à la dilution des substances polluantes afin de satisfaire aux normes de qualité de l'eau (empreinte grise). D'après le Water Footprint Network, la production d'un kg de viande de bœuf nécessite par exemple en moyenne plus de 15 000 litres d'eau (4 % d'eau « bleue », 93 % d'eau « verte », 3 % d'eau « grise »). La fabrication d'un t-shirt en coton demande en moyenne 2500 litres d'eau (33 % d'eau « bleue », 54 % d'eau « verte » et 13 % d'eau « grise »). Selon les conditions locales de fabrication, les empreintes hydriques régionales peuvent toutefois très fortement différer des moyennes mondiales.

En complément des volumes nécessaires, il est important de connaître les quantités d'eau disponibles à long terme pour la fabrication d'un bien de consommation. En effet, si l'empreinte hydrique dépasse les ressources disponibles, sa production ne peut être durable. Le degré de déficit en eau correspondant au rapport entre le volume demandé et le volume disponible est appelé stress hydrique. Une valeur supérieure à 1 obtenue pour le stress hydrique lié à l'empreinte grise indique par exemple que la région considérée dispose de trop peu d'eau propre pour que les normes de qualité de l'eau en vigueur puissent être respectées.