Détail de l'archive

Développement explosif de la spéciation dû au croisement de deux espèces

10 février 2017 | Andri Bryner

Ces 15 000 dernières années, pas moins de 500 espèces de cichlidés - des cousins colorés de nos perches - sont apparues dans le lac Victoria, un record absolu dans le monde animal et végétal. Dans une étude publiée dans la revue Nature Communications, des chercheurs de l'Eawag et de l'université de Berne ont maintenant résolu cette énigme de l'évolution en démontrant pour la première fois que ce développement explosif de la spéciation a été provoqué, à la faveur de conditions particulières, par un croisement entre deux espèces de cichlidés génétiquement éloignées provenant des bassins du Nil et du fleuve Congo.

Apparemment, le mélange total de deux espèces de cichlidés a permis une multiplicité de combinaisons de variantes génétiques impossible à obtenir dans une seule population. « On peut se représenter le phénomène comme l'obtention d'une multitude de véhicules par la recombinaison des Legos prévus pour un tracteur et pour un avion », explique le Dr Joana Meier, la première auteure de l'étude. Et en effet, les nouvelles espèces présentent une immense variété de couleurs et sont adaptées à différents milieux comme les fonds sableux, les rochers ou le large, allant des eaux ensoleillées de la surface aux profondeurs les plus obscures. Suivant les espèces, les poissons se nourrissent en raclant les algues sur les rochers, en filtrant le plancton, en cassant les coquillages, en débusquant les larves d'insectes ou en chassant d'autres poissons, en volant leurs œufs ou en consommant leurs écailles. Les spécialistes parlent de « radiation adaptative », c'est-à-dire de la formation rapide d'une multitude de nouvelles espèces liée à l'adaptation à différentes niches écologiques.

Le croisement des deux espèces s'est produit il y a environ 150 000 ans, lorsque, dans une période très pluvieuse, des anciens affluents du fleuve Congo ont dévié vers le bassin du Nil comprenant le futur lac Victoria. Dans tous les grands lacs de la région, cette population hybride a alors donné naissance à une multitude d'espèces par le jeu de la radiation adaptative. Les chercheurs n'ont pas encore pu retracer les évènements exacts qui se sont produits dans le lac Victoria des origines mais une chose est claire : il y a environ 15 000 ans, après une période sèche, le lac s'est à nouveau rempli et les descendants de la population hybride, caractérisés par une extraordinaire diversité génétique, ont migré vers ses eaux. En quelques milliers d'années - un temps record à l'échelle de l'évolution -, ils ont alors produit une multitude de spécialisations écologiques et se sont scindés en près de 500 nouvelles espèces de cichlidés présentes uniquement dans le lac Victoria. Une comparaison des cichlidés avec 40 autres espèces de poissons montre bien le caractère exceptionnel de leur potentiel génétique et de leur capacité à s'adapter aux différentes niches écologiques : alors qu'elles ont colonisé le lac au même moment, les autres espèces ne se sont quasiment pas modifiées depuis.

Pour leur étude, les biologistes ont séquencé plus de trois millions de positions dans le génome de 100 espèces de cichlidés - un projet impensable il y a encore peu de temps. Les scientifiques rassemblés autour d'Ole Seehausen (chef du département Écologie & évolution des poissons de l'Eawag et professeur en écologie aquatique et évolution à l'université de Berne) ont ainsi réussi pour la première fois à démontrer sa théorie selon laquelle le croisement d'espèces différentes peut, selon les circonstances, provoquer un développement explosif de la spéciation et une radiation adaptative. Dans le lac Victoria, ce phénomène a conduit, en quelques milliers d'années à peine, à l'émergence d'un réseau trophique complexe du fait de l'influence des nouvelles espèces sur leur environnement.

Depuis environ 50 ans, l'exploitation des terres alentour et les rejets d'eaux usées provoquent une fertilisation (eutrophisation) croissante du lac. La turbidité des eaux a augmenté et l'oxygène s'est raréfié en profondeur. Diverses espèces ont fusionné en un petit nombre de populations hybrides étant donné que les femelles ont rencontré des difficultés à identifier les mâles de leur espèce, reconnaissables à une couleur nuptiale spécifique. Dans le même temps, beaucoup de milieux abyssaux sont devenus inhabitables. Du fait de ces changements, une partie de la diversité spécifique et écologique a disparu.

Hybridation
Il n'y a pas que le lac Victoria. Dans les lacs suisses également, les corégones ont développé en assez peu de temps - après les dernières glaciations - une incroyable diversité à partir d'une population hybride (Hudson et al., 2010). Chez les épinoches suisses, l'hybridation a fait augmenter la variabilité fonctionnelle (Lucek et al., 2010). Pourtant, l'hybridation a deux facettes : si elle se produit à un moment où de nombreuses niches écologiques sont vacantes, la diversité génétique qu'elle apporte peut faire augmenter le potentiel d'apparition de nouvelles adaptations et de nouvelles espèces ; si, en revanche, elle survient alors que l'habitat s'uniformise et que certaines niches disparaissent, elle peut conduire à une perte de biodiversité. Suite à l'eutrophisation des lacs, plusieurs espèces ont ainsi fusionné par hybridation. Ce phénomène peut entraîner la disparition d'espèces en l'espace de quelques générations et, avec elles, celle de leurs adaptations et spécialisations.

Les bassins hydrographiques autour du lac Victoria, les deux « ancêtres » originaires des bassins du Nil et du fleuve Congo et quelques unes des 700 espèces auxquelles ils ont donné naissance, dont 500 dans le seul lac Victoria. (Cichlidés du Nil, Cichlidés du Congo, Cichlidés du lac Victoria)

Travail de terrain au lac Victoria (Photos : Eawag)