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Quand la concurrence est plus à craindre que la prédation

26 novembre 2015 | Mirella Wepf

La concurrence pour la nourriture joue un rôle plus important qu'on ne le pensait dans la perte de biodiversité provoquée par l'arrivée d'espèces invasives dans un écosystème. C'est ce qu'ont montré des chercheurs de l'Eawag et de l'Université de Berne en prenant l'exemple de la disparition des Cichlidés piscivores du lac Victoria suite à l'introduction, dans les années 1950, de la perche du Nil qui se nourrit du même type de proies. Cette histoire montre aussi à quel point les espèces hautement spécialisées sont fragilisées lors de changements rapides de leur environnement.

Par le jeu de la spécialisation évolutive, les espèces animales se rendent capables de coloniser de nouvelles niches écologiques lorsque leur milieu évolue. Mais lorsque ces changements sont trop rapides, ces avantages peuvent devenir un piège parfois mortel. Cette rançon de l'innovation évolutive est cette semaine le sujet d'un article publié dans la revue scientifique « Science » sur les Cichlidés piscivores du lac Victoria disparus suite au développement explosif de la perche du Nil introduite dans leur milieu il y a 60 ans.

Dans l'article, les ichtyologues et évolutionnistes Matt McGee et Ole Seehausen de l'Eawag et de l'Université de Berne montrent comment les Cichlidés piscivores du plus grand des lacs africains ont été fragilisés par rapport à une concurrence plus rapide par l'anatomie de leurs mâchoires qui les contraignait à une ingurgitation trop lente de leurs proies.

Chasse ou concurrence ?

Dans le lac Victoria, plutôt récent à l'échelle géologique, près de 500 espèces de Cichlidés sont apparues au cours des derniers 15 000 ans. Or la moitié de ces espèces ont disparu depuis que la perche du Nil a été introduite dans les années 1950 pour les besoins de la pêche et que le lac a subi une forte eutrophisation.

Etant donné que la perche du Nil est un prédateur habile et vorace, ce poisson est pour les biologistes l'exemple type de l'espèce exotique envahissante capable de littéralement « engloutir » la diversité biologique d'un écosystème. « La perche du Nil a effectivement décimé les Cichlidés du lac Victoria en les chassant », indique Matt McGee qui avait déjà consacré sa thèse à l'University of California à l'écologie et à l'évolution des Cichlidés piscivores et qui travaille aujourd'hui avec Ole Seehausen à l'Eawag et à l'Université de Berne sur les espèces piscicoles invasives.

Mais alors que certaines espèces de Cichlidés qui se nourrissaient principalement de crustacés ou de végétaux ont pu s'adapter et se maintenir dans le lac, plus de 80 des quelque 100 espèces qui, comme la perche du Nil, chassaient des poissons pour vivre ont disparu. « Cela semble indiquer que la concurrence pour la nourriture joue un rôle plus important qu'on ne le pensait. »

Le piège de la spécialisation

Pour en savoir plus sur le comportement alimentaire de la perche du Nil et des Cichlidés, Matt McGee a notamment étudié les différences morphologiques entre les poissons, observé leur comportement en aquarium et analysé la nourriture de Cichlidés vivant dans le milieu naturel. Résultat : alors que la perche du Nil engloutit un poisson en quelques minutes, il faut plusieurs heures à un Cichlidé de même taille pour y parvenir.

Cette lenteur s'explique par la présence chez les Cichlidés d'une deuxième paire de mâchoires, dites pharyngiennes. A l'origine, cet appareil complémentaire leur a permis d'accéder à une plus grande diversité de sources de nourriture, les rendant par exemple capables d'écraser les végétaux coriaces ou les coquillages tandis que la mâchoire buccale se spécialisait dans la capture des proies. La rançon de cette évolution a été un durcissement et un rétrécissement du pharynx qui ne permettait plus le passage de gros morceaux de nourriture. C'est ce qui a causé la perte des Cichlidés du lac Victoria lorsque, il y a 60 ans, ils durent faire face à la concurrence de prédateurs sans mâchoires pharyngiennes. Alors que la perche du Nil est capable d'ingurgiter les poissons entiers, les Cichlidés doivent tout d'abord les écraser entre leurs mâchoires pharyngiennes - et cela prend du temps…

Un enseignement également valable pour la Suisse

Les Cichlidés qui ont survécu dans le lac Victoria sont avant tout ceux qui se nourrissent de végétaux, de coquillages, de plancton, de petits crustacés et de tout petits poissons. De ce point de vue, le lac Victoria présente une palette d'espèces comparable à celle du lac Tanganyika ou de la mer où les poissons à mâchoires pharyngiennes cohabitent depuis parfois 60 millions d'années avec des concurrents qui en sont dépourvus et ne se sont donc jamais spécialisés dans la capture de grandes proies. « Toutes nos analyses des interactions entre poissons avec ou sans mâchoires pharyngiennes ont abouti à une seule et même conclusion : placés en concurrence avec des espèces sans ce deuxième appareil, ceux qui en disposent sont défavorisés lorsqu'ils s'alimentent de poisson, indique Ole Seehausen. Cela nous conforte dans notre hypothèse. »

Pour Ole Seehausen, il importe désormais d'accorder, même en Suisse, une plus grande attention à la concurrence pour la nourriture dans le cadre des invasions biologiques. « Cette vigilance doit également s'appliquer aux poissons qui ont été transferés entre les milieux aquatiques au sein de la Suisse et qui ne sont pas aujourd'hui considérés comme des espèces potentiellement envahissantes », avertit Seehausen. En effet, la distance qui sépare le lac Victoria du milieu d'origine le plus proche de la perche du Nil n'est pas plus grande qu'entre le lac de Constance et le Léman !

« Les espèces endémiques des lacs suisses postglaciaires sont toutes plus récentes que les Cichlidés du lac Victoria et sont donc, en principe, encore plus vulnérables puisque leurs nouvelles adaptations ont été moins soumises à l'épreuve de la concurrence », ajoute Matt McGee qui juge donc pertinent d'effectuer des études phylogénétiques et écologiques comparatives entre les lacs suisses.

Pour plus d‘informations

Ole Seehausen, Eawag, ole.seehausen@eawag.ch, 058 765 21 21
Matt McGee, Eawag, matt.mcgee@eawag.ch, 078 659 67 14

Photos / Download

L'examen radiographique d'un Cichlidé permet d'étudier son contenu stomacal.
(Photo : Heinz Büscher, Université de Bâle)

La perche du Nil introduite dans le lac Victoria il y a 60 ans a causé la perte de nombreuses espèces de Cichlidés.
(Photo : Heinz Büscher, Université de Bâle)

Contrairement à la perche du Nil, les Cichlidés disposent d'une deuxième paire de mâchoires - ce qui n'a cependant pas fait que les avantager.
(Photo : Eawag)