Détail

Assister de visu à la naissance d'une espèce

29 février 2016 | Andri Bryner

L'évolution nous étonne parfois par sa rapidité. Les analyses génétiques permettent aujourd'hui de détecter les stades les plus précoces de la spéciation et d'en mieux comprendre les mécanismes. Il semble ainsi qu'une espèce puisse se scinder en deux même si les espèces filles se reproduisent en même temps au même endroit. Une étude de l'institut de recherche sur l'eau EAWAG et de l'université de Berne en fait maintenant la démonstration en prenant l'exemple de l'évolution ultrarapide de l'épinoche dans le lac de Constance et sa région.

En ce moment, des millions d'épinoches à trois épines se prennent dans les filets des pêcheurs du lac de Constance - à leur grand mécontentement. Contrairement à d'autres espèces, ce petit poisson très robuste mais sans intérêt commercial semble insensible à l'eutrophisation du milieu, au bétonnage des rives ou à l'endiguement des cours d'eau. Depuis près de 150 ans, il se développe à vitesse exponentielle dans tout le Plateau suisse. Une étude génétique de l'Eawag et de l'université de Berne permet maintenant de mieux comprendre les raisons d'un tel succès : l'épinoche semble en effet capable de s'adapter avec une grande rapidité aux milieux les plus divers - au point, même, qu'elle sert de modèle aux biologistes de l'évolution pour comprendre comment une espèce se met à se différencier en deux espèces ou plus. Au lieu d'une unique « épinoche du lac de Constance », ils en ont en effet découvert plusieurs formes, typiques soit du lac soit des affluents. Et ce, alors même que les épinoches lacustres remontent dans les petits affluents pour se reproduire.

« Nous ne nous attendions pas du tout à ce que les espèces d'épinoche se différencient en aussi peu de temps alors qu'elles se reproduisent au même moment et au même endroit », commente David Marques, le premier auteur de l'étude. Habituellement, les espèces indépendantes apparaissent par adaptation à des milieux différents et se reproduisent dans des lieux bien distincts comme les différentes profondeurs d'un lac. Chez les corégones, les différences touchent même les périodes de reproduction.

Adaptation au milieu lacustre ou au cours d'eau

Pour les chercheurs, il est fascinant de pouvoir observer la formation d'espèces en temps réel comme dans le cas imminent des épinoches. Une telle observation n'est possible que depuis quelques années grâce aux progrès du séquençage de l'ADN. Les scientifiques ont identifié une quarantaine de régions réparties sur 20 chromosomes dont les séquences diffèrent selon qu'elles appartiennent à une épinoche de lac ou de cours d'eau. Pour plus de la moitié de ces îlots génomiques, les différences apparaissent que les épinoches se reproduisent dans le même milieu ou non. « Cette observation indique que les poissons sont sur le point de former de nouvelles espèces - suite à leur adaptation aux conditions de vie en lac ou en cours d'eau », explique Marques. Toutefois, les chercheurs évitent encore de parler de « nouvelles espèces ». A ce stade précoce de la spéciation, ils préfèrent le terme d'écotype. Car il n'est pas certain que les écotypes donnent un jour naissance à des espèces totalement indépendantes. Des études de l'Eawag menées par l'équipe du prof. Ole Seehausen sur les corégones des lacs suisses et les Cichlides du lac Victoria ont montré que de tels écotypes et toutes jeunes espèces réagissaient de manière très sensible aux modifications de l'environnement et qu'ils pouvaient même à nouveau fusionner. Il semble cependant que les épinoches du lac de Constance soient déjà mieux armées contre cette éventualité : les différences génétiques observées se trouvent dans des parties du génome connues pour leur faible taux de recombinaison.

Des poissons plus grands et plus âgés dans le lac

Les différences génétiques ne sont pas uniquement visibles dans les diagrammes, elles correspondent à des caractères physiques bien réels chez les deux types d'épinoches : les groupes vivant dans le lac développent ainsi des plaques osseuses plus grandes et des épines plus longues que leurs homologues de cours d'eau. Elles sont ainsi mieux protégées des prédateurs, plus fréquents dans le lac et à ses abords. Par ailleurs, les mâles lacustres présentent une gorge rouge plus foncée. Cette adaptation réussie aux conditions lacustres explique ainsi peut-être les effectifs phénoménaux du lac de Constance. En tout cas, les épinoches qui vivent en lac atteignent en moyenne un âge et une taille supérieurs à ceux de leurs proches parentes de rivière.

Qu’est-ce qu’une espèce ?
La biologie de l’évolution propose différentes définitions pour la notion d’espèce. Elles s’entendent toutes sur le fait que les populations d’organismes sont considérées comme appartenant à des espèces différentes si, dans la nature, elles coexistent sur plusieurs générations dans le même espace vital sans fusionner génétiquement. De nombreuses espèces s’hybrident occasionnellement mais peuvent rester différenciées grâce à l’existence de mécanismes s’opposant au flux de gènes. La définition de l’espèce comme étant un groupe d’individus incapables de se reproduire avec les membres d’autres espèces est depuis longtemps dépassée.

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Épinoche à trois épines (Gasterosteus aculeatus). En haut, une femelle ; en bas, un mâle.
Photo : Andreas Hartl

Préparation à l'analyse des séquences d'ADN au laboratoire de l'Eawag à Kastanienbaum. Grâce aux méthodes de biologie moléculaire, il est aujourd'hui possible d'observer quasiment en temps réel quand et comment une espèce commence à se scinder en au moins deux espèces différentes.
Photo : Eawag, Aldo Todaro

Écotypes de lac (à gauche) et de cours d'eau (à droite) de l'épinoche à trois épines (Gasterosteus aculeatus) dans le bassin du lac de Cons-tance. Les photos du haut montrent des femelles, celles du milieu des mâles en livrée nuptiale. Les photos du bas représentent des mâles conservés dans de l'alcool dont les os ont été colorés. L'écotype lacustre présente des plaques osseuses latérales et des épines beaucoup plus développées, ce qui le protège des prédateurs. Les écotypes se distinguent aussi par la taille, la forme de la tête, la couleur et la livrée nuptiale.
Photo : Eawag

Article original

David A. Marques, Kay Lucek, Joana I. Meier, Salome Mwaiko, Catherine E. Wagner, Laurent Excoffier and Ole Seehausen. Genomics of rapid speciation in sympatric threespine stickleback. PLoS Genetics. February X, 2016. doi: 10.1371/journal.pgen.1005887