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Drogues dans les eaux usées : plus qu'un buzz médiatique

6 avril 2016

L'ingénieur Christoph Ort est l'un des chercheurs de l'Eawag dont les travaux ont le plus défrayé la chronique ces derniers temps. Son sujet, la détection des drogues dans les eaux usées, a tout de suite mobilisé les journalistes. Mais, comme il le confesse dans une interview, l'intérêt des médias ne présente pas que des avantages pour le travail d'un scientifique.
Interview: Mirella Wepf

Vos travaux sur la détection des résidus de drogues dans les eaux usées défraient la chronique depuis des années. Rien qu'en 2015, plus de 200 articles leur ont été consacrés.

Tout d'abord, je tiens à préciser que je ne suis pas seul. Nous sommes aujourd'hui une trentaine d'équipes dans 27 pays qui coordonnent leurs travaux et publient en commun - notamment un rapport pour l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT ou EMCDDA en anglais) depuis 2011. Ce mode de coopération nous permet moins de nous mettre en avant individuellement mais il est très productif en termes de créativité. Et sa transdisciplinarité permet d'identifier les lacunes beaucoup plus rapidement qu'isolément.

Mais vous n'êtes tout de même pas insensible à l'intérêt des médias ?

Je m'en réjouis, bien entendu ! Au début, je m'en suis un peu plaint en raison du temps que me demandaient les relations aux médias - comme vous le savez, les scientifiques sont toujours sous pression. Mais le jeu en vaut la chandelle : le relais médiatique offre un autre type d'information que les publications scientifiques et permet d'atteindre un public différent. Si l'écho médiatique permet d'avancer sur le plan politique ou de nouer de nouveaux liens, comme dans notre cas avec l'Office fédéral de la santé publique (OFSP) ou le Ministère fédéral allemand de la santé (BMG), les efforts sont amplement justifiés.

Qu'impliquent ces nouveaux contacts ?

L'OFSP s'intéresse à nos données et nous a demandé de lui proposer des pistes pour faciliter leur utilisation à des fins de prévention. Nous essayons d'exploiter des informations fiables sur les eaux usées pour établir une sorte d'empreinte digitale de la société. Nos données peuvent intervenir en complément d'autres instruments de l'OFSP comme par exemple les enquêtes sur la toxicomanie. Mais l'interprétation et l'exploitation de ces informations n'est plus de mon ressort.

Que voulez-vous dire par là ?

Mon domaine de compétence est la mesure quantitative des substances dans les eaux usées. Il ne faut pas attendre de moi des allégations sur la société ou les questions de santé publique du type « Zurich a un grave problème de cocaïne ».

C'est ce que les journalistes vous ont demandé ?

Oui, les questions allaient parfois dans ce sens. Mais je ne peux vraiment pas dire si les drogues détectées étaient consommées par quelques individus ou par des groupes importants de personnes. De même, les gros titres du type « Dortmund, capitale allemande de la cocaïne » m'indisposent profondément. Une telle affirmation n'a aucun fondement scientifique. Pour une telle conclusion, il nous aurait fallu comparer beaucoup plus de villes. Or notre étude n'en compte que 50 dans toute l'Europe, dont seulement cinq en Allemagne.

Mais vous avez tout de même opéré un classement parmi ces villes ?

Nous l'avons principalement fait parce que nous savions que les médias présenteraient les résultats de cette façon. Et nous voulions être surs que le classement qui serait présenté au public soit au moins correct.

Pourtant, certains titres vous ont irrité ?

La plupart des journalistes reprennent les communiqués de presse en en résumant plus ou moins bien le contenu. Certains en ont cependant extrait des affirmations dont je me suis vraiment demandé d'où elles venaient. Ainsi, un journal gratuit a prétendu que la Confédération envisageait un dépistage systématique des drogues dans les eaux usées de Suisse. C'est totalement faux. Je me réjouis donc d'autant plus des bons articles comme celui paru dans le journal allemand TAZ. La journaliste a très bien traité le sujet aussi bien dans le texte que dans l'iconographie qui était particulièrement soignée.

Sur quels critères choisissez-vous les villes pour le monitoring européen ? Êtes-vous contactés par les élus locaux ?

Au début, nous avons tout simplement travaillé avec les villes dans lesquelles les chercheurs de notre réseau avaient déjà des contacts. Ces cinq dernières années, nous avons ainsi opéré dans 87 villes. En 2015, nous avons couvert une population de 38 millions de personnes répartie sur 75 villes. Mais nous ne croulons pas sous les demandes. Ce qui ne me surprend pas, au demeurant : une telle étude représente un supplément de travail pour le personnel des stations d'épuration et ses résultats risquent d'entacher la réputation de la ville. Mais comme personne ne sait si les valeurs seront plus élevées ou plus faibles que celles escomptées, l'effet peut également être positif en termes d'image.

Comment les études sont-elles financées ?

Pour le moment, ce sont principalement les structures de recherche impliquées qui s'en chargent. Nous avons également un certain soutien de l'EMCDDA et du Sewage Analysis Core Group Europe (Score) au sein duquel de nombreux scientifiques se sont regroupés. Mais il n'est pas impensable que des institutions telles que l'OFSP, le BMG, les organismes de santé ou la police viennent bientôt financer ce genre d'études.

Dans quel sens souhaitez-vous développer le monitoring ?

Nous aimerions améliorer la description des effets saisonniers. Jusqu'à présent, nous n'assurons pas de surveillance permanente mais effectuons des prélèvements pendant une semaine dans chaque ville. Nous essayons bien sûr de choisir des périodes sans évènements exceptionnels mais il serait vraiment faux de parler d'observation à long terme. Nos moyens financiers et logistiques sont bien trop limités pour nous le permettre. Les quelques séries chronologiques que nous avons déjà pu établir montrent cependant que les concentrations de certains résidus de drogues dans les eaux usées fluctuent fortement dans le temps. Il nous semble donc judicieux d'améliorer les programmes de monitoring pour que les analyses de routine livrent des résultats plus fiables sur le long terme.

Certains médias ont critiqué le fait que votre système recoupe les quantités de drogue avec la population des villes correspondantes et ignore donc les personnes venues de l'extérieur pour consommer en ville.

L'analyse des eaux usées présente justement l'avantage de couvrir une très large population et ce, dans l'anonymat le plus total. Mais le périmètre d'alimentation des stations d'épuration définit naturellement les limites du système. Même si nous comptabilisions les pendulaires et les fêtards, l'analyse des effluents ne nous dirait toujours pas qui a consommé les drogues. Un monitoring serré sur de longues périodes permettrait peut-être déjà d'obtenir des précisions sur les habitudes de consommation puisque la durée de séjour des effluents dans les égouts dépasse rarement deux à trois heures.

À quelles autres critiques souhaiteriez-vous répondre ?

Certaines personnes pensent que nous ne sommes pas réellement capables de faire la différence, dans nos analyses, entre les drogues rejetées dans l'eau lors d'une razzia et celles qui ont été consommées. Or la recherche de substances bien précises nous le permet aujourd'hui puisque nous étudions aussi les métabolites des drogues. Ainsi, la cocaïne est principalement rejetée par l'organisme sous la forme de benzoylecgogine. Nous avons découvert que certaines substances excrétées étaient stables dans le réseau d'assainissement. C'est par exemple le cas de la kétamine. Sa présence peut être directement interprétée en termes de consommation. Pour les substances moins stables comme les amphétamines, nous étudions actuellement l'influence de facteurs tels que la température, la teneur en oxygène et le pH sur les processus de transformation.

 

 

« Il nous a déjà été demandé d'effectuer des prélèvements au niveau d'une banque, de l'ETH ou du forum économique de Davos. »

Le cannabis est une drogue très courante. Pourquoi ne l'avez-vous pas recherché dans tous les villes ?

L'analyse des résidus du cannabis est plus difficile que pour d'autres drogues. De même, certaines questions se posent encore en ce qui concerne leur devenir dans les égouts. Les techniques ne sont pas encore assez au point pour pouvoir tirer des conclusions en matière de consommation ou pour comparer les villes entre elles. En revanche, nous pouvons suivre l'évolution des émissions dans le temps à condition que les facteurs inconnus susceptibles d'influencer les concentrations restent à peu près stables.

Dans quelle mesure vos recherches sont-elles concernées par la protection des données et des libertés individuelles ?

Nous avons adopté une charte qui fixe des limites d'ordre éthique à notre travail. Par exemple, nous n'effectuons pas d'études par quartier pour ne pas stigmatiser certaines parties de la population. Nos études ne permettent de toute façon pas de tirer de conclusions à l'échelle de la personne, il faudrait pour cela des prélèvements d'urine. En revanche, nous avons déjà analysé les effluents de certains établissements carcéraux à la demande du personnel pénitentiaire. L'objectif était d'estimer la représentativité des prélèvements aléatoires d'urine et d'évaluer l'efficacité des mesures prises pour réduire la consommation de drogue en milieu carcéral. Il nous a également déjà été demandé d'effectuer des prélèvements au niveau d'une banque, de l'ETH ou du forum économique de Davos. Étant donné l'énorme fluctuation des valeurs, l'échantillonnage au niveau d'un bâtiment particulier demande cependant de nombreuses répétitions et énormément de moyens. En général, les intéressés abandonnent le projet quand ils en apprennent le coût.

Mais au fait, comment avez-vous eu l'idée de travailler sur la drogue ?

En 2008, j'ai commencé un post-doc à l'université du Queensland à Brisbane en Australie. Au départ, je me consacrais à l'analyse des effluents hospitaliers. Je voulais savoir si les substances émises par les hôpitaux constituaient une part significative de la charge des eaux usées communales et si des mesures particulières devaient être prises en conséquence. Un toxicologue de mes collègues voulait travailler sur la drogue. Il savait que j'avais déjà beaucoup d'expérience avec les collecteurs d'eaux usées et souhaitait profiter de mon savoir-faire et de ma connaissance de la dynamique des écoulements pour effectuer des prélèvements représentatifs. C'est ainsi qu'est née notre collaboration. Elle s'est poursuivie dans de nombreux projets et, aujourd'hui encore, nous travaillons ensemble sur certaines questions comme celle de savoir comment évaluer le nombre de personnes ayant contribué à un effluent en une journée à partir de sa composition.

Est-ce que vos recherches peuvent également être utiles à la gestion classique des eaux urbaines ?

Beaucoup de nos résultats sur la transformation des composés dans les collecteurs d'eaux usées peuvent être transposés à d'autres micropolluants. Et inversement, nous profitons des travaux effectués sur d'autres composés. Mais il y a également un avantage indirect : grâce à ce sujet « populaire », nous avons certainement contribué à attirer l'attention du grand public sur l'intérêt d'étudier les eaux usées. Cette sensibilisation favorisera peut-être le financement de projets de recherche moins médiatiques mais tout aussi importants.

Quels autres composés jugez-vous intéressants ?

Je pense tout de suite aux biomarqueurs de maladies. Je peux imaginer que des pics de concentration dans les égouts pourraient servir à un dépistage précoce des épidémies. Mais l'idée de prendre les eaux usées comme base d'études épidémiologiques n'est pas entièrement nouvelle. L'Eawag a déjà beaucoup travaillé dans ce domaine, notamment en rapport avec les effluents hospitaliers et la résistance aux antibiotiques. Je pense que cette voie de recherche gagnera encore en importance dans les années qui viennent.

Et quels sont personnellement vos prochains objectifs en matière de recherche ?

Je reste fidèle aux eaux usées mais je vais de plus en plus me consacrer à la question des eaux pluviales. En cas de fortes précipitations, les stations d'épuration ne peuvent accueillir la totalité des flux et une partie des eaux usées est alors rejetée sans traitement dans le milieu naturel par le biais de déversoirs d'orage. Nous aimerions caractériser ces rejets dans une sélection de bassins et améliorer aussi bien la surveillance que l'identification des déversoirs d'orage potentiellement critiques. Les drogues ne sont donc plus au cœur de ce travail mais mon expérience dans ce domaine me sera très utile dans l'élaboration des scénarios d'exposition. D'autre part, beaucoup des méthodes développées pour l'étude des stupéfiants pourront être utilisées dans le nouveau projet.

Le fait d'avoir travaillé sur la drogue a-t-il facilité le financement du nouveau projet ?

C'est difficile à dire. L'écho médiatique pèse assez peu dans le milieu scientifique ou dans les décisions du fonds national suisse. Mais un peu de visibilité n'est certainement pas inutile. Et comme je l'ai déjà souligné, le relais opéré par les journalistes permet d'atteindre une partie de la population qui ne lit pas nécessairement les publications scientifiques.