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Les passes à poissons favorisent le brassage génétique

6 janvier 2016 | Mirella Wepf, Andri Bryner

Les centrales hydroélectriques, barrages et chutes d’eau représentent souvent des obstacles infranchissables pour certains poissons, ce qui peut être très préjudiciable à la structure génétique des populations séparées. On a étudié pour la première fois si et dans quelle mesure les passes à poissons atténuent cet effet négatif. En se basant sur l’exemple d’une espèce de poissons, le chevaine, une équipe de chercheurs de l’Eawag a réussi à prouver que les passes à poissons favorisent effectivement le brasssage génétique entre différentes populations. Cela dit, elles ne peuvent pas supprimer totalement les impacts des barrières.

Bien qu’il compte parmi les espèces de poissons les plus fréquentes dans les eaux suisses, son nom est pratiquement inconnu du grand public : le chevaine. Et pourtant, on peut observer très souvent ce poisson blanc, qui mesure 40 à 50 centimètres, nager non loin des berges, comme c’est le cas par exemple sur les bords du Schanzengraben, un canal pittoresque situé en plein centre de Zurich, ou à proximité des chutes du Rhin, sur le petit pont qui mène au restaurant panoramique du château de Wörth. Par contre, on cuisine rarement le chevaine, car sa chair contient beaucoup d’arêtes. Sur le plan économique, il est donc inintéressant et c’est justement cela qui en fait une providence pour les scientifiques.

Un modèle idéal

Jusqu’à ce jour, on n’a guère fait de lâchers de chevaines dans les eaux suisses. De ce fait, la structure génétique de sa population n’a pas été altérée, contrairement à celle de la truite. « Cela fait du chevaine un modèle idéal pour étudier dans quelle mesure les passes à poissons installées au niveau de centrales hydro-électriques et autres obstacles favorisent le brassage génétique entre les populations séparées dans l’espace », commente Alexandre Gouskov, l’auteur principal de l’étude Eawag "Fish population genetic structure shaped by hydroelectric power plants in the upper Rhine catchment", qui a paru récemment online dans la revue scientifique "Evolutionary Applications".

Néanmoins, si le chevaine se prête particulièrement bien à cette étude menée dans le bassin du Rhin, c’est aussi pour d’autres raisons : d’une part cette espèce de poissons possède un comportement migratoire marqué en période de frai et d’autre part, c’est la seule espèce dont on sait qu’elle utilise aussi toutes les passes à poissons de l’Aare, du Limmat, du Reuss et du Rhin, quel que soit leur degré de technicité parfois très élevé.

Une étude complexe

Les cours d’eau suisses sont pleins d’obstacles transversaux. Le rapport intitulé «Écomorphologie des cours d’eau suisses» (Office fédéral de l‘environnement, 2009) a révélé des besoins en revitalisation sur 10'800 kilomètres de cours d’eau et 50’000 obstacles artificiels. Dans le bassin du Rhin, étudié par Gouskov et son équipe, il y a 37 centrales hydroélectriques, deux barrages et les chutes du Rhin. Au moment des prélèvements, six des obstacles artificiels recensés n’étaient pas encore équipés d’une aide à la remontée des poissons.

Pour des raisons statistiques, les chercheuses et chercheurs ont fait des prélèvements à 47 endroits. Sur chaque site, ils ont pêché en général une cinquantaine de chevaines à la pêche électrique. Les poissons ont été anesthésiés en douceur, mesurés, puis relâchés en liberté après le prélèvement d’un petit échantillon de tissu de la nageoire caudale. « Les efforts déployés pour prélever des échantillons pour cette étude ont été énormes, comparés à d’autres travaux de recherche », relate Christoph Vorburger, professeur à l’EPF et collaborateur à l’Eawag, ce qui revient à faire un compliment indirect à Alexandre Gouskov. Cette étude était sa thèse de doctorat et a été principalement financée par l’Office fédéral de l’environnement, l’Eawag et l’EPF Zurich.

Passes à poissons : amélioration de 100 à 12 kilomètres

Des études précédentes ont montré que des obstacles infranchissables nuisaient fortement à la structure génétique de la population de poissons. Dans le pire des cas, l’isolation peut entraîner la disparition d’une population. C’est ce qui explique pourquoi on équipe de plus en plus de centrales électriques et autres obstacles avec des passes à poissons. « Bien entendu, on sait entre-temps que beaucoup de poissons utilisent effectivement ces aides à la remontée, déclare Alexandre Gouskov, mais on n’a pas encore étudié la question de savoir si les passes à poissons ont effectivement un impact positif sur les rapports des populations de poissons entre elles et leur diversité génétique. »

Les analyses génétiques ont permis maintenant aux chercheuses et chercheurs de montrer que les passes à poissons amélioraient vraiment le brassage génétique. Une barrière artificielle sans passe à poissons a un impact sur la différenciation génétique des poissons aussi fort que celui d’une distance approximative de 100 kilomètres dans un fleuve non aménagé. Par contre, en cas de barrières équipées de passes à poissons, l’équivalent se situe autour de 12 kilomètres.

Selon Gouskov, cela montre que les passes à poissons améliorent la connectivité des populations de poissons isolées. Mais, même équipées de passes à poissons, les centrales électriques ont un impact significatif sur la différenciation génétique du chevaine. Si l’on s’intéresse à d’autres espèces de poissons, cette tendance est plus marquée, car beaucoup d’entre elles ont plus de mal à surmonter les passes à poissons que le chevaine et sont donc plus fortement touchées par la fragmentation.

« Nos résultats montrent qu’il est tout à fait judicieux de poursuivre les mesures de revitalisation engagées ces dernières années » conclue Alexandre Gouskov. « Il faut davantage d’aides à la remontée des poissons, mais aussi de meilleure qualité, afin de mieux protéger les espèces ». Les passes à poissons sont utilisées plus ou moins souvent selon leur type de construction. Comparativement à de simples escaliers en béton, les chenaux de contournement sont par exemple nettement plus efficaces. Beaucoup de passes à poissons recèlent encore un énorme potentiel d’amélioration », poursuit Gouskov. Pendant le travail sur le terrain, il a pu observer de ses propres yeux l’effet d’une telle mesure d’optimisation. La centrale électrique de Rheinfelden a mis en service depuis peu une rivière de contournement structurée de manière quasi naturelle, dont le débit est important. Dès la première saison, quelque 40'000 poissons provenant de 33 espèces différentes ont pu remonter le cours d’eau. C’est un résultat appréciable, car c’est nettement plus que le score réalisé par des passes à poissons traditionnelles. »

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