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Puiser dans l’océan des substances naturelles

22 juin 2022 | Peter Rüegg, ETH Zürich

Grâce à des données ADN, les chercheurs de l’ETH et de l’Eawag découvrent dans l’eau de mer, non seulement de nouvelles espèces de bactéries, mais aussi des substances naturelles inconnues qui pourraient un jour s'avérer utiles, comme en témoigne aujourd'hui le magazine Nature.

D’innombrable êtres vivants nagent dans l’eau de mer, du plus gros animal de la terre, la baleine bleue, aux organismes microscopiques invisibles. Ceux-ci sont non seulement très nombreux, mais également importants pour le fonctionnement de l’ensemble du système écologique et climatique. Ainsi, des micro-organismes photosynthétiques actifs comme les cyanobactéries produisent environ 50 pour cent de l’oxygène présent dans l’atmosphère. Les êtres vivants minuscules de ce type absorbent aussi le dioxyde de carbone de l’atmosphère, luttant ainsi contre le réchauffement climatique.

Malgré leur importance, la diversité des micro-organismes marins fait l’objet de peu de recherches. Un groupe de chercheurs dirigé par Shinichi Sunagawa et Jörn Piel, tous deux professeurs à l’Institut de microbiologie de l’ETH Zurich, ainsi que Serina Robinson, cheffe de groupe du département microbiologie de l’environnement à l’Eawag, se sont mis en quête de ces micro-organismes.

Afin de découvrir de nouvelles substances naturelles fabriquées par des bactéries, S. Sunagawa et ses collaborateurs ont étudié les données ADN de 1'000 échantillons d’eau provenant de toutes les régions marines du monde et de diverses profondeurs. Les données provenant notamment d’expéditions dans les océans et de plateformes d’observation dans la mer ont été scrutées par les chercheurs de l’ETH pour cette étude.

Grâce à des processus modernes tels que l’analyse de l’ADN présent dans l’environnement (eDNA = environmental DNA), il est devenu plus simple de chercher de nouvelles espèces et de trouver où sont présents quels organismes. On connaît à peine les «effets spéciaux» provoqués par les micro-organismes marins, soit les composés chimiques qu’ils produisent et qui sont importants pour les interactions entre organismes. Ces composés ont aussi éventuellement une utilité pour les hommes. La recherche part du principe que les microbiomes marins recèlent un fort potentiel de substances naturelles qui, par exemple, pourraient être intéressantes pour les antibiotiques.

L’ADN présent dans les échantillons a été extrait et analysé, élément constitutif par élément constitutif. Les scientifiques ont ensuite reconstruit des génomes entiers sur ordinateur, ce qui leur a permis d'accéder aux informations codées dans les gènes, c’est-à-dire aux plans de construction des protéines. Enfin, ils ont fusionné leurs nouvelles données avec les ensembles de données génomiques existants de 8'500 micro-organismes marins dans une unique banque de données.

Ils avaient ainsi accès à 35'000 génomes pour chercher de nouvelles espèces de micro-organismes et pour cibler des clusters de gènes biosynthétiques (BGC) prometteurs. Un BGC est un groupe de gènes qui fournissent les instructions de construction d’une substance naturelle.

Découverte de nouvelles espèces et de nouvelles molécules

Dans ces données génomiques, les chercheurs ont non seulement découvert de nombreux BGC potentiellement intéressants,40'000 en tout, mais également des espèces de bactéries inconnues de la famille des Eremiobacterota. Ce groupe de bactéries était précédemment connu dans des habitats terrestres et ne se distinguait pas par une diversité biosynthétique particulière.

S. Sunagawa et ses collaborateurs ont renommé cette famille de bactéries appelée désormais Eudoremicrobiaceae et ont également montré qu’elles sont fréquentes et répandues: dans certaines régions marines, l'une des espèces de la famille des Eudoremicrobium malaspinii représente jusqu’à six pour cent de toutes les bactéries présentes.

«Les espèces marines apparentées ont un génome immense pour des bactéries, dont le décryptage complet a été techniquement difficile car les organismes n’avaient jamais été cultivés», souligne S. Sunagawa. Les nouvelles bactéries se seraient en outre révélées être le groupe de micro-organismes présentant la plus grande diversité de BGC de tous les échantillons analysés. «En l’état actuel de la recherche, elles sont la famille la plus diversifiée sur le plan biosynthétique dans les colonnes d’eau des océans», déclare-t-il.

Les chercheurs ont immédiatement étudié deux des BGC de Eudoremicrobiaceae: un cluster génétique contenant le code génétique des enzymes qui, selon S. Sunagawa, n’a encore jamais été trouvé dans un BGC bactérien. Comme deuxième exemple, ils ont étudié une substance naturelle bioactive qui inhibe une enzyme de clivage des protéines.

Surprise lors d’une analyse expérimentale

En collaboration avec le groupe de Jörn Piel, les chercheurs ont procédé à une analyse expérimentale de la construction et de la fonction de ces deux substances naturelles.

Étant donné qu'il était impossible de cultiver des E. malaspinii, il a d’abord fallu que Serina Robinson et les collaborateurs de J. Piel implantent les gènes d'une bactérie modèle comme instruction de construction pour la production de substance naturelle. Celle-ci produisait ensuite les substances correspondantes. Enfin, les chercheurs ont isolé les molécules des cellules, ont défini la structure et analysé l’activité biologique.

Cela était nécessaire car, dans un cas, l’activité des enzymes pronostiquée par les programmes informatiques ne concordait pas  avec les résultats obtenus par expérimentation. S. Sunagawa: «Les prévisions informatiques sur les réactions chimiques qu’un enzyme va effectuer ont leurs limites. C’est pourquoi ces prévisions doivent toujours être vérifiées en laboratoire en cas de doute.»

Cela prend beaucoup de temps, coûte cher et n’est pas réalisable pour les 40'000 substances naturelles potentielles qui sommeillent dans la banque de données. Cependant: «Notre banque de données recèle un grand potentiel. Elle est accessible à tous les chercheurs intéressés», souligne S. Sunagawa.

En plus de poursuivre la collaboration avec le groupe de J. Piel pour découvrir de nouvelles substances naturelles, S. Sunagawa souhaite aborder les questions sans réponse concernant l’évolution et l’écologie des micro-organismes marins, notamment comment ils se dispersent dans la mer alors qu’ils ne peuvent se répandre sur de grandes distances que de manière passive. Il souhaite également découvrir quel avantage écologique ou évolutif certains gènes confèrent aux microbes. Le professeur à l’ETH suppose que les BGC pourraient jouer dans ce domaine un rôle très important.
 

Afin de découvrir de nouvelles substances naturelles fabriquées par des bactéries, les chercheurs ont étudié les données ADN de 1'000 échantillons d’eau provenant de toutes les régions marines du monde.
(Image: Helena Klein, ZHdK)

Photo de couverture: La malle aux trésors bleue: L’océan ouvert renferme un nombre incommensurable de micro-organismes qui représentent un réservoir significatif de substances naturelles. (Photo: iStock)

Publication originale

Paoli, L.; Ruscheweyh, H.-J.; Forneris, C. C.; Kautsar, S.; Clayssen, Q;  Salazar, G.; Milanese, A.; Gehrig, D.; Larralde, M.; Carroll, L. M.; Sánchez, P.; Zayed, A. A.; Cronin, D. R.; Acinas, S. G.; Bork, P.; Bowler, C.; Delmont, T. O.; Sullivan, M. B.; Wincker, P.; Zeller, G.; Robinson, S. L.; Piel, J.; Sunagawa, S. (2022) Uncharted biosynthetic potential of the ocean microbiome, Nature
https://doi.org/10.1038/s41586-022-04862-3

Vidéo sur l'étude

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