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Le lac de Constance en mutation

19 novembre 2021 | Annette Ryser

La hausse des températures, des espèces invasives et d’autres facteurs ont modifié au cours du siècle dernier la composition des espèces du lac de Constance. Des chercheurs tentent de comprendre comment cela a pu se produire et quel en l'impact sur le lac.

Situé à la frontière entre l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse, le lac de Constance est l’un des plus grands lacs subalpins – un important réservoir d’eau potable et un écosystème significatif pour le tourisme, le ressourcement, la pêche, la protection de la nature et l’utilisation thermique. Au cours du siècle dernier, le lac de Constance a subi de profondes mutations. Le biologiste Piet Spaak, responsable d’un groupe de recherche à l’institut de recherche de l’eau Eawag, dirige le projet interdisciplinaire «SeeWandel». Des chercheurs des trois pays riverains étudient l’impact sur le lac de la diminution des nutriments, du changement climatique, des espèces exotiques et autres facteurs de stress. L’un des principaux aspects étudiés est la biodiversité.
 

Le biologiste Piet Spaak, responsable d’un groupe de recherche à l’institut de recherche de l’eau Eawag, dirige le projet interdisciplinaire «SeeWandel».
(Photo: Eawag, Raoul Schaffner)

Piet Spaak, dans quelle mesure la biodiversité du lac de Constance a-t-elle changé?

Durant le siècle dernier, il s’est produit des changements très importants. Cela est dû au fait que durant la période comprise entre 1950 et 1980, le lac a été très pollué par les nutriments provenant de l’agriculture et des eaux usées ménagères (eutrophisation). Cette pollution a provoqué un accroissement de la productivité du lac, c’est-à-dire plus d’algues, plus de zooplancton, plus de poissons. Mais on assiste aussi à une modification de la composition des espèces: avec une recrudescence des cyanobactéries et pour ce qui concerne le plancton, l’espèce d'invertébré Daphnia galeata a en partie colonisé l’espèce Daphnia longispina. Nous avons pu le démontrer en analysant des couches de sédiments dans lesquelles les stades permanents de ces espèces peuvent être prouvés – même 100 ans après.

Nous avons également pu reconstruire la diversité microbienne des 100 dernières années grâce à l’ADN environnemental (eDNA). Ces analyses montrent que dès 1930, la diversité des microbes diminue constamment, atteint les valeurs les plus basses au plus fort de la pollution puis remonte à nouveau dans les années 80 après qu’on a commencé à ramener le lac à un état plus pauvre en nutriments (oligothrophisation).
 

L’espèce d'invertébré Daphnia galeata (en photo) a en partie colonisé l’espèce Daphnia longispina.
(Photo: Eawag)

Quelle est la situation pour les poissons?

Comme il y avait suffisamment de nutriments à disposition, le plancton était très nombreux pendant la pollution. Cela a profité aux poissons et accéléré leur croissance. Les études les plus poussées portent sur la féra: les poissons ont parfois pu être pêchés à l’âge de deux seulement alors que l’âge moyen est normalement plus de trois ans. Le phénomène s’est inversé avec l’oligothrophisation: on pêche à présent des poissons de 7-8 ans dans le lac de Constance.

La composition des espèces de poissons s’est elle aussi modifiée, comme nous avons pu le démontrer à l’aide de pêches historiques et de deux grandes campagnes de pêche (Project Lac 2014, et SeeWandel 2019). Il est apparu qu’on trouve l’épinoche beaucoup plus fréquemment à présent. 70 à 90 pour cent des poissons en eau libre sont des épinoches. Contrairement aux épinoches typiquement indigènes, qui sont plutôt petites et vivent près de la rive et dans les fleuves où ils se nourrissent d’animaux du sol, ceux du lac de Constance sont très grosses et adaptées à la vie en eau libre. Nos analyses génétiques ont prouvé qu’ils présentent les caractéristiques des épinoches marines de la Baltique – dont certains ont probablement été introduites dans le lac de Constance et se sont mélangées aux espèces indigènes. Ces épinoches représentent une menace pour les espèces de féra du lac de Constance car elles se nourrissent des mêmes espèces de zooplancton. Elles mangent aussi les larves de féras.
 

De telles différences peuvent être observées entre les épinoches du lac de Constance. Ces deux individus sont des femelles adultes. L'épinoche du haut vit en eau libre dans le lac, celle du bas dans un petit affluent.
(Photo: Eawag, Cameron Hudson)

Quel a été le rôle des espèces invasives?

Depuis 1880, 37 espèces étrangères à la région ont été introduites par l’homme dans le lac de Constance. Il s’agit en l’occurrence de plantes, d’algues brunes, de petits invertébrés et d’espèces de poissons. Certaines d’entre elles se sont fortement multipliées et ont colonisé une partie des espèces indigènes. J’ai déjà parlé de l’épinoche, mais les moules invasives posent aussi problème. Dans les années 1960, la moule zébrée (Dreissena polymorpha) a envahi le lac de Constance et d’autres rivières suisses, on la trouve partout sur les supports durs: typiquement sur les pierres mais aussi sur les bateaux et les tuyaux. Une espèce de la même famille, la moule quagga (Dreissena rostriformis bugensis), est présente en Suisse depuis 2015 et dans le lac de Constance depuis 2016. Parce qu’elle filtre l’eau aussi efficacement et retient beaucoup de nutriments, moins d’algues et de nutriments sont disponibles pour les autres habitants du lac. C’est un problème.
 

Dans les années 1960, la moule zébrée (Dreissena polymorpha) a envahi le lac de Constance et d’autres rivières suisses.
(Photo: Bj.schoenmakers/Wikimedia)

Quelles conséquences ces changements ont-ils sur l’utilisation du lac de Constance?

Ces changements ont des conséquences à la fois positives et négatives sur le lac de Constance. L’un des aspects sans aucun doute positif est que ces espèces invasives ne menacent pas la qualité de l'eau du lac. L’eau est même plus claire, elle est parfaite pour nager et plonger et l’eau potable est d'une excellente qualité.

Mais les conséquences négatives prédominent: Les moules quagga poussent sur tout, y compris dans les tuyaux d’aspiration des centrales de pompage de l’eau. Cela oblige les fournisseurs d’eau à construire de nouvelles centrales incluant un système automatique d’élimination des quagga. Ces investissements coûteront des centaines de millions d’euros.

Je crains également que la pêche dans le lac de Constance continue de décliner. De manière générale, la moule quagga diminue la productivité du lac parce qu’elle filtre les algues de l’eau. Et l’épinoche contribue également à ce que le plancton déjà peu abondant, qui est encore disponible pour nourrir les poissons, ne soit pas suffisant pour les poissons intéressants pour la pêche, comme la féra par exemple. Malheureusement, les moules quagga et les épinoches n’ont pas de prédateurs parmi les poissons du lac de Constance.

Des efforts sont-ils entrepris pour contenir l’invasion des moules quagga et des épinoches?

C’est compliqué. Les canards plongeurs aiment les moules Dreissena mais ils ne pourront malheureusement jamais tenir la population de moules quagga en échec. Par conséquent, nous ne pouvons pas faire grand-chose de plus pour l'instant qu’observer en détail la situation et la documenter. Nous venons de lancer une campagne de monitoring de deux ans pour étudier la moule quagga à toutes les profondeurs du lac. Nous souhaitons ainsi découvrir si elle se répand aussi vite que dans les lacs d’Amérique du nord. Nous pourrons ainsi au moins nous préparer à ce qui nous attend.

Quelles sont les mesures prises pour promouvoir la biodiversité du lac de Constance?

Malgré les points que je viens d’évoquer, il y a de nombreux aspects positifs à souligner sur le lac de Constance. C’est un milieu aquatique important pour de nombreuses espèces. On a observé à ce jour 330 espèces d’oiseaux dans le delta du Rhin et le lac est une aire de repos importante pour les oiseaux aquatiques. Il existe aussi plusieurs zones protégées autour du lac et des efforts sont faits pour renaturer les rives construites afin de créer davantage d’habitats pour les animaux des berges et les végétaux.

Photo de couverture: David Witte/Shutterstock