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Le numérique dans la gestion des eaux usées : dystopie ou panacée ?
30 octobre 2019 |
Nous payons par carte, nous faisons guider par notre GPS et partageons nos photos de vacances sur les réseaux sociaux : le numérique fait aujourd'hui partie de notre vie de tous les jours. Il a pourtant du mal à s'implanter dans le domaine de l'assainissement. Pourquoi ça ?
Frank Blumensaat : Le domaine de l'assainissement est très traditionnel. Ne serait-ce qu'en raison des périodes extrêmement longues sur lesquelles se font les planifications, les changements prennent du temps. Ce qui n'est pas forcément un mal, soit dit en passant. En ce moment, cependant, le numérique se renouvelle constamment et il semble impossible de suivre toutes les évolutions. Pas plus dans la recherche que dans la pratique, d'ailleurs. Le déferlement constant d'innovations peut inspirer mais il peut aussi paralyser et pousser à ne pas du tout s'intéresser à la digitalisation du secteur.
L'une des missions de la recherche est de montrer où il peut être intéressant d'y regarder de plus près. Elle doit informer de façon objective sur les succès des nouvelles approches mais aussi sur leurs limites ; faire la démonstration de leur fonctionnement sur le terrain et intégrer tous les intéressés dans la prise de décision.
Dans quelle mesure l'assainissement peut-il profiter du numérique ?
La digitalisation rend visible les processus qui se déroulent dans l'ombre. Aujourd'hui, il est encore habituel de descendre dans les bouches d'égout pour inspecter les canalisations. Non seulement cela demande du personnel et des moyens, mais cela ne donne qu'une image instantanée de l'état du réseau. De ce fait, personne ne sait exactement ce qui se passe réellement en sous-sol, en cas de sécheresse ou d'arrivée des pluies, par exemple. Si l'on installe des capteurs qui sont reliés entre eux et qui transmettent les informations sans fil à la surface, nous pouvons savoir exactement quand et à quel endroit un collecteur commence à être saturé. Nous avons installé un tel réseau de capteurs sans fil à Fehraltorf, près de Zurich [1]. La commune en a déjà tiré profit car nous avons pu montrer, avec nos séries de données continues, qu'un agrandissement prévu sur une partie du réseau d'assainissement était inutile.
Si, grâce à des capteurs connectés et une analyse intelligente des données, nous parvenons à mieux comprendre où se trouvent les points de congestion et où les collecteurs ont été trop fortement dimensionnés par le passé, nous pourrons mieux gérer les flux d'eaux usées et économiser des millions lors des travaux de rénovation.
Ne vaudrait-il pas mieux, à l'époque du changement climatique, prévoir plus grand à titre préventif ? Les scénarios prédisent une intensification des précipitations…
Le réseau d'assainissement n'est pas là pour collecter toutes les eaux de pluie ! Évidemment, le dérèglement climatique exige des stratégies d'évacuation des eaux adaptées et plus flexibles. Mais pour l'efficacité de l'assainissement, il ne serait pas judicieux de construire globalement des collecteurs plus grands. Cela entraînerait par ailleurs des coûts d'entretien plus importants pour les générations futures. Mais les outils numériques peuvent nous aider à identifier les points du réseau où les capacités doivent être augmentées ou qui doivent être soulagés par une récupération parallèle des eaux de pluies. Les installations décentralisées nécessaires profiteraient, elles aussi, d'un réseau numérique de capteurs robustes assistés d'une communication radio efficace.
Tu as indiqué que la digitalisation pouvait permettre au grand public de voir ce qui se passe en sous-sol. Quel est l'intérêt pour le secteur de l'assainissement ?
Cette nouvelle transparence permettrait de mieux sensibiliser la population à la question des eaux usées. Elle pourrait alors mieux partager et soutenir les décisions concernant les investissements à faire pour entretenir les infrastructures ou assurer la protection des eaux. Et nous pourrons mieux démontrer leur utilité. Les outils numériques peuvent aider à montrer que les investissements ont effectivement permis une meilleure évacuation des eaux usées et une meilleure épuration. Aujourd'hui, on construit encore sans mesurer l'effet des aménagements.
Qui dit collecte de données, dit protection et sécurité des données…
Dans notre sondage, la question de la sécurité des données figurait effectivement en bonne place dans les préoccupations. De jeunes chercheurs de notre département ont récemment publié une étude sur les dangers de la digitalisation dans le domaine de l'assainissement [2]. Les données sur les eaux usées livrent en effet des informations sur les habitudes de la population. Elles révèlent par exemple quand quelqu'un se trouve à la maison, à quel moment quelle quantité d'eau est consommée. Mais aussi des aspects plus délicats, comme par exemple le type de médicaments ou de drogues consommés dans un ménage. De telles données doivent être transmises de façon sécurisée, la population doit être informée avec transparence sur le devenir des données. Et surtout, les informations doivent être inaccessibles aux personnes non autorisées.
Mais l'assainissement a la chance de pouvoir tirer profit de l'expérience acquise dans d'autres domaines. Nous pouvons éviter de refaire les mêmes erreurs, comme dans le domaine médical ou les informations sur les patients ont été traitées avec trop d'imprudence au début. Dans beaucoup de secteurs, on commence à peine à élaborer des normes alors que la digitalisation est déjà bien avancée. Nous avons la possibilité, et le devoir, de commencer avant que le processus ne soit réellement lancé.
Ce qui est intéressant dans votre sondage, c'est qu'une question importante n'avait quasiment aucun rapport avec la digitalisation.
Oui, cela nous a également étonnés. Quand nous avons demandé quelles questions étaient particulièrement prioritaires, la plus fréquemment évoquée, et de loin, concernait l'influence des rejets d'eaux usées sur les milieux aquatiques. La question des rapports de cause à effet entre les systèmes techniques et l'écologie des eaux occupe les scientifiques depuis très longtemps. Apparemment, nous ne sommes pas encore parvenus à y répondre de manière satisfaisante. Cela montre bien que, malgré le bruit fait autour de la digitalisation, nous ne devons pas oublier la recherche fondamentale. Et surtout, nous devons, à l'avenir, travailler encore plus étroitement avec les écologues, les chimistes, les spécialistes des données et les urbanistes pour pouvoir traiter ces sujets transdisciplinaires.
L'horizon scanning reposait sur la question suivante : Quels domaines en cours d'évolution en rapport avec les données paraissent encore non étudiés aux experts et expertes du domaine de l'eau alors qu'ils auront, à l'avenir, une influence décisive sur la surveillance et la gestion des systèmes d'assainissement urbain ? Trois cents spécialistes issus de la recherche et du monde professionnel ont répondu au questionnaire, principalement en Europe et en Amérique du Nord. C'était la première fois que les tendances et évolutions importantes dans le domaine de l'assainissement étaient relevées de cette façon. |